Soudan : nœuds de conflits au Darfour
LEMONDE.FR : Article publié le 21.06.07
La catastrophe humanitaire dans cette région soudanaise, aussi vaste que la France, s'explique par une multiplicité de causes politiques, écologiques et historiques. L'objectif de la conférence internationale de Paris organisée le 25 juin est de trouver une solution.
a de libération du Darfour (DLF), prend les armes et attaque des garnisons gouvernementales. Le pouvoir soudanais parle de "bandits", promet de mettre fin à leurs activités rapidement. C'est une erreur de jugement. Après avoir changé leur nom en Armée de libération du Soudan (SLA) et avoir été rejoints par un second mouvement armé, le Mouvement pour la justice et l'égalité (JEM), les rebelles en font la preuve en avril en attaquant Al-Facher, principale ville du Darfour. Des avions et des hélicoptères sont détruits sur la base aérienne, un général est fait prisonnier. La réponse du pouvoir central, à Khartoum, est à la mesure du choc. En extrême urgence, il organise une machine à écraser indifféremment les rebelles et populations du Darfour, appartenant majoritairement à trois groupes "non arabes" : les Fours, les Zaghawas et les Massalits. Le risque semble d'autant plus grand pour Khartoum que des liens secrets ont été tissés entre la rébellion sudiste de John Garang, l'Armée populaire de libération du Soudan (SPLA), et ces rebelles du Darfour. Tandis que la SPLA Est en phase finale de négociations avec le gouvernement soudanais, au Kenya, pour mettre fin à vingt ans de guerre dans le Sud, John Garang fait parvenir au Darfour des armes et des conseillers. Pourquoi les rebelles ont-ils pris les armes ? Le feu faisait plus que couver au Darfour, après deux décennies de violences, causées en partie par la multiplication des armes et l'intervention de pays de la région, Libye en tête. Tripoli avait déversé des armes au Darfour, notamment pour tenter d'y implanter sa "légion islamique". Parallèlement, la désertification et une série de périodes de sécheresse ont conduit à une multiplication de conflits locaux, essentiellement entre pasteurs et agriculteurs. Le gouvernement, dès cette époque, a recours à des milices recrutées parmi les populations d'origine "arabe". Au Darfour, on parle de "janjawids" depuis les années 1990. Ce qui a poussé les rebelles à prendre les armes en 2003 en unissant les grandes ethnies "non arabes" du Darfour tient à d'autres facteurs. Aucun n'est d'ordre religieux. Les habitants du Darfour sont musulmans, d'une piété comparable à celle du reste du nord du Soudan. Leur région a même été un réservoir de recrues pour la guerre impitoyable (2 millions de morts), qualifiée de "djihad", contre les rebelles du Sud, majoritairement chrétiens. Mais, avec le temps, des responsables du Darfour ont fait le constat qu'ils souffraient des mêmes discriminations que les sudistes. Le Darfour n'a pas d'infrastructures. Ses habitants, méprisés par l'élite de Khartoum, n'ont pas accès aux postes à haute responsabilité, aussi bien dans l'armée que dans les affaires ou la politique. Les rebelles n'envisagent pas de faire sécession, mais réclament une part des ressources du Soudan (en expansion brutale depuis le début de l'exploitation pétrolière en 1999), une représentation politique et des compensations pour les destructions subies. Qui sont les janjawids ? Lorsque Khartoum voit, en 2003, son armée battue par les rebelles, les services de sécurité soudanais décident de recourir à une tactique éprouvée depuis vingt ans au Sud. Des milices sont organisées au sein de certaines tribus "arabes", sous la houlette de responsables locaux, dont l'un des plus célèbres est Musa Hilal. On recrute des combattants avec leur monture, cheval ou chameau, par souci d'économie, en leur promettant salaire, liberté de pillage, licence pour tuer et violer, pourvu que les zones rebelles soient transformées en terre brûlée. Au sein des tribus "arabes" les plus déshéritées, appauvries par deux décennies de catastrophes climatiques, cela peut passer pour une aubaine. Comme beaucoup de tribus se refusent néanmoins à participer à l'opération, on sort de prison des repris de justice, on recrute même des Tchadiens "non arabes". Le rappel des recrues "arabes" est battu jusqu'au Niger ou au Burkina Faso, les combattants étant parfois acheminés par avion. Des groupes de plusieurs centaines d'hommes se constituent dans plusieurs régions. Ils seront bientôt tous désignés du terme générique de "janjawid", qui signifie à peu près "esprit mauvais sur un cheval". Un ferment est utilisé pour décider certains Arabes à s'engager : la diffusion d'une idéologie fumeuse, prônant l'"arabisation" du Darfour, assortie de la promesse de terres. L'illusion est d'autant plus trompeuse que les membres de l'élite, à Khartoum, considèrent en réalité les Arabes avec un mépris comparable à celui que leur inspirent les groupes "non arabes". Est-ce un conflit entre "Arabes" et "non-Arabes", nomades et sédentaires ? Au Darfour, l'origine des hommes est chose complexe. Les tribus "arabes" se définissent comme descendant d'ancêtres venus par vagues de la péninsule Arabique depuis le XIVesiècle. Les membres de ces tribus se distinguent de leurs voisins appartenant à des tribus "non arabes", parfois qualifiées d'africaines, en partie par ces origines, réelles ou mythiques. Mais l'ensemble des groupes s'est amplement mélangé au fil de l'histoire du sultanat du Darfour, dont le rattachement au Soudan n'a eu lieu qu'en 1916. D'une manière générale, le Darfour n'est pas marqué par des antagonismes entre ces deux ensembles. Pour preuve, les violences des années 1990 ont parfois mis aux prises des Fours et des Zaghawas, à présents unis contre des "Arabes". Plus profonde est la distinction entre les nomades – le plus souvent "arabes" –, qui migrent avec leurs troupeaux (chameaux ou vaches) à travers le Darfour, et les agriculteurs, majoritairement "non arabes", sur les terres desquels ils doivent passer. Cela suppose des relations d'entente, renforcées par les échanges entre nomades et sédentaires. Avec les armes et les crises, cet équilibre s'est étiolé. Le phénomène est important, car certaines tribus "arabes", privées d'accès à la terre, voient à présent se fermer des routes de migration vitales. Ce constat vient renforcer l'amertume de tribus largement aussi "marginalisées" que les autres Darfouriens. Elles constatent aussi que leur implication dans les opérations des janjawids leur a surtout valu d'être menacées par la justice internationale. Des miliciens se sont déjà mis à leur propre compte et s'engagent à présent dans des conflits très locaux, parfois entre tribus rivales. Certains janjawids ont même changé de bord et s'associent avec l'une ou l'autre des nombreuses branches de la rébellion qui a éclaté au cours de l'année 2006 pour des coups de main souvent proches du banditisme. Un génocide est-il en train d'être commis au Darfour ? Il faut s'entendre sur le sens du mot génocide. Il a été défini, en substance, comme l'intention d'éliminer un groupe. Dans ce cas, ce pourrait être le groupe des ethnies "africaines". Or, on ne distingue nulle part au Darfour l'intention d'éliminer physiquement ces habitants "non arabes". Cela n'empêche pas que la répression organisée par le gouvernement de Khartoum a été d'une extrême violence, relevant des "crimes contre l'humanité", selon les Nations unies. Des listes de "suspects" ont été dressées, notamment par l'ONU, qui a établi une liste de 51noms transmise à la Cour pénale internationale (CPI), dans laquelle figurent des responsables soudanais et des rebelles. Des poursuites ont été engagées contre deux d'entre eux. Mais, depuis les grandes vagues d'attaque de 2003 et 2004, la situation a changé, et le niveau de violence est inférieur. A la suite de la signature d'un accord malheureux, sous pression internationale, par ailleurs non appliqué, les groupes rebelles ont éclaté en une douzaine de factions. La violence au Darfour s'est, elle aussi, éparpillée en une multitude de conflits locaux qui mettent aux prises, en plus des janjawids, des commandants rebelles qui s'en prennent également aux humanitaires. Le chiffre des victimes au Darfour continue pourtant d'être mécaniquement augmenté par certains groupes de pression qui avancent, sans preuves, que 100 000 personnes meurent chaque année au Darfour. Plusieurs chiffres, fondés sur des méthodologies différentes, situent le nombre cumulé des victimes, celui des attaques et celui des effets du chaos depuis 2003, entre 200 000 et 300 000 personnes. Pourquoi les initiatives de paix n'ont-elles pas abouti jusqu'à présent ? Au Darfour, la complexité est extrême depuis l'origine du conflit. Il a d'emblée pris une dimension régionale, avec l'implication du Tchad et, dans une moindre mesure, de la Libye et de l'Erythrée. D'autres pays s'y sont impliqués pour des raisons politiques, comme l'Egypte. Intervient aussi la Chine, qui achète 65% de la production pétrolière soudanaise et vend des armes à Khartoum. Au niveau local, les facteurs du conflit sont divers. Cette complexité a été aggravée par des lectures parfois simplistes de la situation. Des observateurs ont cru voir des "Arabes" dressés en bloc contre les "non-Arabes", sans tenir compte de l'ensemble des raisons politiques, écologiques, historiques qui sous-tendent le conflit. Enfin, les pays ou les institutions qui se penchent sur le cas du Darfour ont des interprétations différentes des causes de cette crise, et ont parfois des intérêts divergents. L'un des objectifs de la conférence de Paris, qui aura lieu le 25 juin, est précisément d'établir des "convergences" entre les nombreuses initiatives en cours. Jean-Philippe Rémy |
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